PORT-AU-PRINCE – Le président Jovenel Moïse dégaine des mots, brandit la criminalisation de la contrebande. À Malpasse, des contrebandiers, chevillés à des gens puissants, font de la contrebande au grand jour, en transportant des marchandises sur le lac Azuéi sous les yeux des douaniers et policiers impuissants…
Le président Jovenel Moïse a appelé à la criminalisation d’un ensemble d’infractions dont la perpétration prive l’État de précieuses ressources. « Il faut que le Parlement vote une loi pour criminaliser la fraude fiscale, l’évasion fiscale et la contrebande », a-t-il affirmé à l’Arcahaie, le 18 mai 2019. Le président Jovenel Moïse, clamant son engagement à lutter contre la contrebande, n’a pas dit si l’exécutif se propose d’élaborer le projet de loi ni quand ce texte à caractère coercitif, dissuasif sera déposé au Parlement.
Sur le terrain, à Malpasse, à la frontière avec la République dominicaine, il suffit de regarder, sur le lac Azuei, le ballet de chaloupes bondées de marchandises non contrôlées, non taxées par la douane haïtienne pour constater le décalage entre le discours du président Jovenel Moïse et la réalité de la contrebande. En l’espace de 20 minutes, peu après 13 heures, mardi 21 mai 2019, six chaloupes ont levé l’encre après avoir fait le plein dans des entrepôts implantés non loin des rives du lac Azuei. Tout est fait en plein jour, sous les yeux des douaniers et de la police. « Les contrebandiers profitent beaucoup du lac. Nous n’avons pas les moyens de faire cette perception », a d’abord confié au journal un douanier, sous le sceau de l’anonymat. Plus loin, il a affirmé que, plus d’une fois, des autorités sont intervenues pour faire restituer et libérer des contrebandiers utilisant le lac. «Cela sape le moral », a poursuivi notre source qui confie que beaucoup d’employés de la douane, du service commercial et de la vérification ont peur d’aller jusqu’au bout compte tenu des risques.
Si des agents de la BOID et du CIMO accompagnent tous les jours les douaniers qui viennent travailler à Malpasse, certains ont peur de subir des représailles. Le journal a appris qu’avant l’assassinat, le 23 novembre 2018, de quatre douaniers, les locaux de la douane avaient été saccagés lors des évènements des 6,7 juillet 2018. Deux autobus et les chaloupes qui permettaient aux gardes-côtes de patrouiller sur le lac Azuei avaient été brûlés. « Il n’y a pas de hasard. Les contrebandiers sont hostiles à la douane », a expliqué un autre douanier interrogé par le journal.
Pour lui, le président Jovenel Moïse et les autorités haïtiennes doivent exiger des Dominicains le respect des voies tracées pour le commerce de marchandises à la frontière. « Il s’agit d’ un point de passage déclaré et officiel. Regardez ce qui se passe. Imaginez la situation dans les autres points où l’État n’a aucune infrastructure de contrôle et de sécurité », a poursuivi ce douanier. Au niveau de Malpasse, un temps placé en deuxième en termes de perception après la douane du port, a perdu cette position. Ce n’est pas dû uniquement à la décision de l’interdiction par voie terrestre de 23 produits en provenance de la République dominicaine. la contrebande affecte nos recettes. « Du 1er au 20 mai 2019, 74 millions de gourdes de droits de douane ont été perçues. Nous espérons atteindre les 94 millions de gourdes en avril et nous nous battons pour atteindre 100 millions de gourdes », a indiqué cette source, révélant que les locaux hébergeant les douanes n’appartiennent pas à l’AGD mais au ministère de l’Intérieur. Ledit douanier, sans cracher sur l’existant, croit nécessaire d’avoir d’autres moyens pour être plus efficient. « Notre aire de vérification est un terrain vague. Il nous faut au moins un hangar couvert avec des moyens techniques adéquats pour effectuer les vérifications », a indiqué ce douanier.
« Nous n’avons pas pour mission de contrôler les marchandises en provenance de la République dominicaine. Cela relève des prérogatives de la douane », a tranché tout de go un policier de Polifront, interrogé par le journal. « Nous contrôlons des véhicules en provenance de la République dominicaine », a-t-il dit. Sur la possibilité que l’on transporte des armes et des munitions dans ces conditions, ce policier, assez franc, ne s’est pas dérobé. « Oui, le risque existe », a-t-il reconnu. Cependant, si les douaniers et les policiers interrogés par le journal sont au parfum des points de débarquement de ces marchandises, ils ont affiché plus que de la prudence.
Pour les douaniers, il y a clairement de la peur. « Ces contrebandiers sont protégés par des gens disposant d’immunité », a confié au journal une autre source, bien ancrée à Malpasse, qui s’insurge aussi contre le contrôle de containers dans les véhicules de certains grands commerçants. Il n’y a pas d’interconnexion informatique entre la douane haïtienne et la douane dominicaine. Les manifestes sont remis de main en main, a appris le journal d’un douanier.
Lutte contre la contrebande : le secteur privé veut des actions concrètes et de la volonté politique
Martine Deverson, directeur exécutif du Forum économique du secteur privé qui intervenait à un colloque de l’université Quisqueya sur « la gouvernance et la sécurité », vendredi 17 mai, a mis en avant le « besoin de volonté politique » des deux côtés de l’île pour résoudre le problème de la contrebande qui prive l’État de ses ressources et pénalise grandement des entrepreneurs haïtiens qui opèrent de manière formelle. Elle a indiqué que tout cela arrive au moment où les Américains encouragent les deux pays à résoudre les problèmes liés au commerce pour que les États puissent collecter les taxes qui leur reviennent, que le secteur privé partage les recommandations de la CISIS, un « think thank » basé à Washington qui a fait une étude et des propositions sur la question. Si le secteur privé n’a pas d’objections, il souhaite que l’on se concentre sur des actions concrètes et réalisables. Il faut, en priorité, développer et implémenter « un plan opérationnel visant un contrôle efficace et une capacité de sécurité pour appliquer les procédures, les dispositions juridiques et légales, les mécanismes de contrôle (fiscalité, corruption) et faire des arrangements institutionnels », a expliqué Martine Deverson lors de son intervention à l’université Quisqueya.
« Seuls un contrôle et une gestion appropriés de la frontière peuvent fournir à Haïti les revenus dont elle a besoin pour sauvegarder son indépendance, lui éviter d’être un État en faillite. Il est essentiel pour Haïti et la République dominicaine de coopérer en vue d’ aller dans une nouvelle direction. Cependant, il revient à chacun d’eux de faire le ménage chez lui », a indiqué Martine Deverson, soulignant qu’il faut « l’appui de la communauté internationale pour accompagner le processus de normalisation de la gestion frontalière, spécialement pour le renforcement des capacités d’Haïti ». Il faut aussi, a-t-il insisté, de la volonté politique, au plus haut niveau, dans les deux pays, forte et continue, pour implémenter les réformes et faire appliquer le plan d’actions et, de manière équitable, les lois, règlements et mécanismes de bonne gouvernance », a indiqué Martine Derverson, directeur exécutif du forum économique du secteur privé, qui appelle à « règlementer les marchés binationaux ».
Source/Le Nouvelliste
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