PORT-AU-PRINCE – Alors que l’ONU doit mettre fin la semaine prochaine à sa mission policière en Haïti, le pays est paralysé par une succession de manifestations et de grèves qui s’intensifient depuis un mois. La région de Port-au-Prince est entièrement bloquée au moins deux jours par semaine depuis la mi-septembre, alors que des milliers de protestataires réclament le départ du président Jovenel Moïse, devenu le symbole de la corruption au pays.
Chauffeur de moto-taxi, Jean Guito venait à peine de déposer une marchande de poissons quand quelqu’un est passé à toute allure, en criant. « On a tiré sur Andreson ! »
« J’ai grandi avec lui », se désole M. Guito, rencontré par La Presse quelques jours plus tard.
Sous le choc, le chauffeur de 32 ans est parti à toute vitesse pour se rendre au lieu du drame dans la bourgade de Marigot, petite ville côtière du sud d’Haïti. Trois personnes ont dégainé et tiré sans distinction en direction d’un groupe, apprend-il, près d’une barricade de bois et de pierres, comme il y en avait des centaines dans le pays ce jour-là. Parmi eux, un pêcheur de 35 ans, Andreson François, a reçu deux balles dans le thorax et est mort sur le coup.
Aucune voiture ne circulant dans ce pays en grève, Jean Guito propose à la famille de porter sur sa moto son corps jusqu’à la morgue la plus proche, à 9 km de là.
Quelques jours plus tard, assis sur une barque de pêche accostée derrière sa maison, il raconte son récit d’une voix douce, les yeux rivés au sol. « Je n’arrive pas à sortir cette image de ma tête. »
Au moins 17 morts ont été recensés depuis le début des manifestations il y a quatre semaines, selon le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). L’organisme critique des abus policiers ainsi que certains actes de banditisme tout en recommandant aux manifestants d’éviter les appels à la violence.
« Le pays va mal, se désole M. Guito, qui ne va pas manifester. Si ce n’était ma fille de 12 ans, je serais déjà parti. J’aurais aimé que le système change vraiment. »
Envisager une sortie de crise
« Le pays pousse la population au désespoir, dénonce Jean William Jeanty, sénateur haïtien de 2009 à 2015, rencontré par La Presse à Port-au-Prince. Haïti vit actuellement une crise sans précédent. »
Son parti politique fait partie d’une coalition de partis, d’organisations de la société civile et de certains membres de la communauté des affaires créée à la fin août pour élaborer des propositions de sortie de crise. Pour ses membres, la solution passe d’abord par la démission du président Jovenel Moïse, en poste depuis février 2017. Ensuite, le groupe travaille à élaborer un consensus sur une réforme en profondeur des institutions démocratiques du pays.
C’est une remise en question complète de la façon dont le pays a été dirigé dans les dernières années au profit d’un petit groupe de gens. Personne dans ce Parlement n’est propre.
Jean William Jeanty, ex-sénateur
Différents rapports sur la corruption au sein du gouvernement ont été publiés dans les derniers mois, exacerbant la frustration de la population.
« C’est tout un système qui fonctionne entre petits amis. Tu me grattes le dos, je gratte le tien », raconte pour sa part un entrepreneur de Port-au-Prince. Celui-ci a demandé de ne pas être identifié, son entreprise collaborant avec le gouvernement haïtien et certaines institutions internationales.
« La dernière fois que j’ai engagé un jeune administrateur, il se demandait combien il devait me remettre de son salaire [pour un retour d’ascenseur]. C’est un ensemble de pratiques qu’il faut changer, le bateau coule de partout », poursuit l’homme d’affaires.
En parallèle aux scandales de corruption, le prix de toutes les denrées n’a cessé d’augmenter depuis le séisme dévastateur de janvier 2010. L’inflation atteint déjà 20 % cette année. Et ce, alors que le chômage touche près du tiers de la population. L’économie locale a en effet très peu bénéficié de l’argent de la reconstruction versé à la suite du séisme au gouvernement par la communauté internationale.
Manifestations récurrentes
Trois grandes grèves générales d’environ deux semaines ont aussi paralysé le pays en novembre, février et juin derniers. La contestation a repris à la mi-septembre et Haïti est à nouveau bloquée, la rentrée des classes n’ayant même pas eu lieu cet automne dans la plupart des écoles.
On demande au Canada et à l’ONU d’écouter le cri de la population.
Bricks, membre du groupe rap Barikad Crew
« Et ce n’est pas seulement Jovenel [Moïse] le problème », précise Edner Junior Semervil, alias Bricks, devant une rangée de policiers haïtiens. Le musicien est membre du plus célèbre groupe rap du pays, Barikad Crew.
Source/La Presse
Photo/Archives
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