Monsieur le Président,
Après avoir pendant 92 jours porté avec honneur, respect, conscience et patriotisme le bicolore national sur le territoire de Duarte, Sanchez et Mejia, j’ai l’honneur de vous le remettre sans souillure avec dans ses plis glorieux le sentiment patriotique d’avoir essayé d’être utile.
Je vous prie de croire que la décision de faire ce geste symbolique n’est ni le fruit d’une émotion passagère ni le calcul d’un intérêt quelconque, voire d’un agenda inavouable. L’habitude des instructions claires, précises, cohérentes et en harmonie avec les règles du jeu de la diplomatie et de la déontologie de l’administration publique ont fini par faire de moi (après tout ce temps) un cadre soucieux de résultats et qui tient surtout compte du poids de la réalité objective des choses et des rapports.
C’est avec calme, sagesse et perspicacité que se règlent les conflits entre États. La gestion de la relation entre Haïti et la République dominicaine demande de la part des différents acteurs une attitude raisonnée, raisonnable et où l’amateurisme et l’improvisation n’ont pas leur place. La République dominicaine est un voisin avec lequel nous sommes condamnés par la géographie à vivre ensemble en dépit du développement inégal qu’accompagne un différentiel marginal d’accès aux biens et services.
Je vous ai écrit plusieurs lettres qui sont restées malheureusement sans réponse et, dans mon dernier rapport qui date du 14 juillet dernier, j’ai pris la précaution de vous renouveler l’urgence que la diplomatie haïtienne avait à gérer la crise non seulement dans la logique de la défense des intérêts nationaux, mais aussi à toujours privilégier le dialogue constructif. C’est la responsabilité de l’ambassadeur d’Haïti en République dominicaine de veiller à ce qu’un équilibre persiste entre le respect de notre dignité de peuple, de nos valeurs, de nos mœurs et coutumes tout en maintenant ouverte de manière réaliste la porte du dialogue. Vous savez pourquoi ? Parce que pendant que vous lisez ces lignes:
a) des milliers de nos frères et sœurs continuent de traverser la frontière “anba fil” à la recherche d’un mieux-être ;
b) des dizaines de femmes et d’adolescentes de nationalité haïtienne donnent naissance chaque jour à des enfants dans des centres hospitaliers dominicains ;
c) 44,310 jeunes fréquentent les universités d’État ainsi que des Centres universitaires privés sans oublier ceux et celles qui, vivant à la frontière, vont dans des écoles primaires et secondaires en territoire dominicain le matin et retournent en Haïti le soir ;
d) nombreux sont ceux et celles qui, retournant au pays volontairement pour toutes sortes de raison au cours de ces derniers jours, planifient déjà de revenir reprendre le “job” qu’ils avaient abandonné et où on les attend ;
e) des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants continuent de vendre leur journée de travail dans le secteur agricole, dans des conditions extrêmement difficiles, mais ne pensent pas à revenir au pays ;
f) des centaines de milliers d’autres attendent en vain des documents promis et qui leur aurait permis de régulariser leur statut migratoire.
C’est ça aussi l’autre face de la réalité que nous avons la responsabilité de gérer !
En 211 ans, on n’a pas réussi à réduire les écarts socio-économiques, ni à atténuer l’épineuse question de couleur. On n’a pas non plus réussi à donner à nos concitoyens un acte de naissance prouvant qu’ils existent et à créer à l’interne une situation qui aurait empêché à ces millions d’Haïtiens et d’Haïtiennes de laisser le pays à tout prix et parfois dans n’importe quelle condition. Si nous n’acceptons pas le fait qu’il y a un problème, il n’y aura pas de solution.
Monsieur le Président,
Je comprends Haïti dans la logique de son passé, dans les méandres de son histoire, dans ses faux pas, avec ses humeurs, ses ambitions mais surtout avec ses lacunes, ses faiblesses, ses limites et ses déceptions.
Je connais aussi nos frères et sœurs avec leur joie de vivre, leur amour de la patrie, leur respect pour les pères fondateurs, leur fierté d’afro-descendants mais aussi avec leur dédain pour la vérité et leur attitude souvent irresponsable dans la gestion de la res publica.
En utilisant une métaphore que vous comprendrez, ceux et celles qui montent le “char” en début de cortège ne l’abandonne qu’à la fin du défilé. En général, je fais le circuit jusqu’à la fin, mais certains accidents de parcours parfois m’obligent à changer d’itinéraire pour éviter tout jugement regrettable de l’histoire.
Monsieur le Président,
Le pays attend que vous soyez ferme et que vous ne soyez pas prisonnier des rapports du passé ni de conseils provenant d’officines suspectes. Le peuple vous avait fait confiance en vous permettant d’accéder à la très haute magistrature de l’État. Il compte donc sur vous.
Je ne suis pas le premier ambassadeur haïtien en République dominicaine à être rappelé mais j’espère être le dernier pour éviter que, justement, de l’autre côté de la frontière, qu’on ne persiste à croire que si la déroute de l’intelligence semble être une constante nationale, l’échec de la politique extérieure semble l’être aussi.
Je retourne donc chez moi rejoindre les membres de ma famille, retrouver la chaleur de mes relations amicales, renouer avec cette culture qui m’imprègne tout en espérant le meilleur pour Haïti.
Représenter et servir Haïti en République dominicaine a été un grand honneur pour moi.
Recevez, Monsieur le Président, mes très patriotiques salutations.
Daniel Supplice
NB: Le PIDIH est un échec. »
Source/Haiti Libre
Photo/Archives
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